Article paru dans la Lettre aux Habitants n°75, mars 2013.
Notre association a le plaisir de reproduire un article qui vient de paraître dans le périodique d’Inter-Environnement Bruxelles « Bruxelles en Mouvements » n° 262. Derrière son ton provocateur, Jérôme Matagne ose des pistes qui méritent d’être prises au sérieux. |
Si vous émettez l’idée de réduire la place dévolue aux
voitures pour en allouer davantage aux piétons, aux
cyclistes ou aux transports publics, on vous prédira les
pires conséquences en matière d’embouteillages ou
de trafic de transit dans les voiries locales. Pourtant,
ces prévisions alarmistes ne sont pas vérifiées dans les
faits. La Belgique et Bruxelles n’ont pas d’exemples
à faire valoir mais, ailleurs en Europe, on recense des
centaines de cas qui prouvent que la suppression de
voiries aboutit à la modification des habitudes en
matière de mobilité, et à des baisses sensibles du trafic
automobile plutôt qu’à l’augmentation de la
congestion.
Un groupe d’universitaires britanniques
a collationné les exemples et circonscrit le phénomène
du « Diseappearing trafic » [1]. Une étude scientifique
et fouillée démontre que consacrer
davantage d’espace à la marche, au vélo et au transport
public peut automatiquement rendre ces modes
très attractifs et permettre un usage efficace du réseau
de voiries tout en stimulant l’activité économique
et en favorisant la convivialité.
On ne doute plus qu’accroître la capacité routière génère
du trafic supplémentaire ; mais il faut aussi accepter
l’évidence de la proposition inverse : diminuer
l’espace public alloué aux voitures permet de diminuer
le trafic automobile. Pour convaincre les sceptiques,
cette enquête universitaire recense plus de 70
situations disséminées dans 11 pays. L’étude ne se limite
pas aux réaménagements de voirie planifiés qui
prévoient des alternatives. Elle intègre un large panel
de circonstances, prévisibles ou imprévisibles : mise
en piétonnier de quartiers entiers, création de sites
propres pour bus, simple entretien de voirie, effondrements
de chaussée, tremblements de terre, et
même une route anglaise bombardée par l’IRA.
Quelle qu’en soit la cause, l’effet est généralement
similaire : les automobilistes sont forcés de modifier
leurs habitudes.
photo ci-dessus : A l’image du centre-ville de Bruxelles rendu récemment piétonnier, la convivialité et le dynamisme de la rue Xavier de Bue seraient très probablement améliorés si elle était de manière permanente interdite à la circulation automobile (tout en y maintenant des possibilités de livraisons) |
MOINS DE ROUTES EST ÉGAL À MOINS DE VOITURES
Qu’observe-t-on ? Dans la grande majorité des cas,
les embouteillages ont été beaucoup moins importants
qu’annoncés car le volume global de circulation
a sensiblement diminué. Cette baisse générale du niveau
de trafic n’est pas constatée uniquement sur le
lieu de la perturbation et aux alentours directs, mais
dans un large périmètre. Elle s’explique par une modification
de comportements des automobilistes. Il
est donc faux de penser que les automobilistes camperont
derrière leur volant quoi qu’il arrive, et qu’il
n’existe pas d’alternative au bouchon ou à l’envahissement
des petites rues locales. Il ne faut donc plus
croire ceux qui nous disent que les automobilistes
n’ont pas le choix, que le niveau de trafic automobile
est fixé et immuable.
Attention, pas d’angélisme. Il ne faudrait pas tomber
dans l’excès inverse et prétendre que, partout et tout
le temps, il suffirait de diminuer la place des voitures
et de donner la priorité aux autres modes pour résoudre
tous les problèmes d’accessibilité. Toutefois,
c’est pourtant souvent le cas... Et particulièrement quand les réaménagements sont annoncés à l’avance, bien planifiés et qu’ils peuvent être adaptés
dès leur mise en place. Certes, dans une minorité
de cas, le trafic n’est que dévié vers d’autres voiries
qui « roulent encore bien » ou déplacé à d’autres
heures. Mais, en général, la conséquence observée
est une modification des comportements de déplacement.
Une modification dont les causes sont multiples
et complexes, et qui n’est pas due au seul état
de la route.
CHANGER DE MODÈLE
Ces changements de comportements recouvrent un
très large éventail de possibilités. Il est bien sûr possible
de changer de mode (marche, vélo, transport
public, car-sharing,...), de diminuer la fréquence du
trajet ou de combiner des déplacements. Il est également
possible de changer de lieu de destination
voire de ne plus se déplacer du tout. A plus long
terme, certains envisageront même de déménager
ou de changer de travail.
L’étude souligne avec force que cet éventail de possibilités
s’offre quotidiennement et que le choix dépend
de bien d’autres variables que du seul état de la
route et de la circulation. Évidemment, lorsqu’une
route est barrée, les automobilistes qui l’empruntent
quotidiennement seront les plus affectés et risquent
d’être réticents au changement. Toutefois, tous les
autres n’y verront qu’un facteur supplémentaire à
prendre en compte dans une décision qui dépend de
nombreux éléments. Il ne faut donc pas surestimer le
potentiel impact négatif des projets d’aménagements
des voiries et ne pas prendre pour argent
comptant les cris d’orfraie des lobbys automobile.
DES DIZAINES D’EXEMPLES
Cette étude britannique analyse des dizaines de situations
sur tout le continent, mais il n’est pas nécessaire
d’aller très loin pour se convaincre. Il y a
longtemps que la ville de Gand a transformé une
grande partie de son centre en piétonnier et découragé
l’usage de la voiture. Cela a libéré les bus, attiré
les cyclistes et les piétons et encouragé la densité des
services et des loisirs.
Trop souvent, quand on envisage d’ôter un privilège
à la voiture (comme une diminution du nombre de
parkings ou la création de sites propres pour tram),
des voix s’élèvent pour dire qu’il est injuste et inefficace
de punir les automobilistes si l’on n’offre pas
d’alternative. Cette étude prouve que c’est inexact :
c’est aussi la diminution de la place de la voiture qui
permet l’alternative. Car le principal obstacle à l’utilisation
du vélo est justement l’emprise de la voiture
[2]. Bien sûr, les transports publics peuvent être
améliorés. Leur prix, leur fréquence et leur étendue
laissent parfois à désirer. Ils sont des outils indispensables
à l’accessibilité de chacun et au développement
d’une ville polycentrique. Mais, même s’ils
fonctionnaient mieux, vous trouveriez encore des défenseurs
têtus du droit de rouler et de se parquer.
Le paradoxe est pourtant flagrant : tant que le tram
n’avance pas, on préfère la voiture ; mais tant que la
voiture bloque le tram, le tram n’avance pas ! Par
ailleurs, il faut remarquer que l’incantation au métro
souterrain pour solutionner les bouchons est un
appel indirect à consacrer toute la surface à la voiture
individuelle...
CERCLE VERTUEUX
Si Bruxelles se rendait moins perméable au trafic automobile,
elle encouragerait l’utilisation d’autres
modes, et deviendrait immédiatement plus conviviale
et confortable. A plus long terme, cela inciterait
plus de gens à y vivre et à y ouvrir des
commerces. A cette hypothèse, une partie des représentants
des entreprises situées à Bruxelles prédisent
le chaos, et brandissent la menace de la délocalisation.
Nous pensons qu’elles se trompent, et ce, pour
plusieurs raisons. Premièrement, moins de voiture
n’équivaut pas à moins de flux ni à moins de vitalité
économique, tout au contraire. Deuxièmement,
l’image de la capitale européenne est et restera porteuse
pour les entreprises, et cela d’autant plus si la
qualité de vie y est renforcée. Troisièmement, le tout-à-
la-voiture est une impasse. En effet, les entreprises
qui s’implantent dans des lieux aisément accessibles
en voiture et uniquement en voiture risquent d’organiser
leur propre asphyxie, puisque la route attire
la voiture et que nulle place n’est suffisamment extensible
pour accueillir toutes les routes et toutes les
voitures. Pour ces raisons, nous pensons que l’intérêt
des entreprises est de s’implanter là où les travailleurs,
les clients et les services sont nombreux.
A Bruxelles, depuis 50 ans, la fluidité de la circulation
automobile est l’objectif de l’organisation urbaine.
Si des plans vertueux de mobilité ont été votés par
les deux derniers gouvernements, ils ne commencent
que timidement à être mis en oeuvre. Il est donc important
d’inverser la vapeur et de rééquilibrer le partage
de l’espace public.
Cela dit, la réduction du trafic
automobile ne peut pas être un but en soi. Il doit servir
d’autres intérêts, plus généraux : la qualité de l’environnement,
la convivialité, la sécurité, la santé,
l’économie,...
En réduisant le trafic automobile, il ne
faut pas se focaliser sur la quantité de véhicules mais
sur la qualité des nouvelles conditions pour les transports
en commun, les piétons et les cyclistes ainsi que
sur la qualité de l’espace public pour les personnes
qui visitent, travaillent et habitent en ville.
Jérôme Matagne