Dans « POLITIQUE, revue des débats » a paru en octobre 2012 une très intéressante réflexion sur la place de la question sociale dans la vision que nous devrions avoir de la ville. Elle est intitulée : « Le mouvement social face à la question urbaine ». Quand des associations de défense de l’environnement Depuis, l’eau a coulé sous les ponts : si le mouvement Les réflexions qui suivent émanent d’I.E.B dont |
LE MOUVEMENT SOCIAL FACE À LA QUESTION URBAINE
Nicolas PRIGNOT , Claire SCOHIER , Mathieu SONCK
secrétaire général d’Inter-Environnement Bruxelles
Dans les années 1960-70, les luttes urbaines
prônaient la création d’équipements collectifs et
d’espaces verts pour améliorer le cadre de vie de la
ville.
Aujourd’hui, l’enjeu social vient s’y greffer (comment
arrêter l’exclusion des populations pauvres ?), sans
qu’on ait encore bien trouvé la voie à suivre.
Interférences citoyennes
Dès le XIXe siècle, l’urbanisation va modifier
profondément le visage de la ville de Bruxelles selon
un mouvement centrifuge observable dans d’autres
villes industrielles. La scission entre lieu de résidence
et lieu de travail et la densité du réseau des transports
publics vont autoriser les mouvements pendulaires
de la main-d’oeuvre et disperser la population aux
quatre coins de l’agglomération et de sa périphérie.
Le centre va s’affirmer comme pôle des
administrations de l’État. La volonté de magnifier la
capitale, de l’assainir, d’en moderniser et fluidifier
les circulations va transformer des pans entiers du
centre repoussant aux marges son habitat populaire.
La réalisation des boulevards centraux, du voûtement
de la Senne et de la jonction Nord-Midi vont frapper
de plein fouet l’habitat des quartiers anciens et
populaires. Mais la bourgeoisie va préférer l’habitat
individuel dans les faubourgs et les maisons de style
« haussmanien » le long des boulevards centraux
seront boudées par la population convoitée. Les
habitants pauvres vont subsister dans les quartiers
défigurés. Pendant longtemps, on ne verra se
manifester pratiquement aucun mouvement de
résistance de la part des habitants. L’enjeu de la ville
repose entre les mains de la bourgeoisie libérale,
entrepreneuriale, véritable acteur politique.
Syndicalisme urbain
À ce tableau s’ajoute le destin de Bruxelles comme
capitale administrative internationale, rôle qui
pèsera lourdement sur les finances de la ville
l’obligeant à s’appuyer sur le concours de l’État et
des entreprises privées, souvent au détriment des
conditions de vie des habitants. Les immeubles
de bureaux se multiplient avec l’apparition de
quartiers d’affaires. Le développement urbain va
jouer un rôle central dans la croissance économique
capitaliste. L’absence de planification va faciliter le
poids du privé et des promoteurs dans les choix de
développement de la ville.
Quant aux habitants, ils subissent les coupes portées
à la ville avec une certaine résignation. Il faut
attendre la fin des années soixante pour assister
à la cristallisation des luttes d’habitants autour
de l’adoption du Plan de secteur, censé récuser les
principes de la Charte d’Athènes. Ainsi, les grandes
opérations d’aménagement vont se voir de plus en plus
contestées au travers de nombreuses mobilisations
populaires. La contestation de l’évolution urbaine
naît d’un manque de transparence et de débat sur la
gestion de l’espace urbain. La fin des années soixante
va marquer la floraison de nombreux comités
d’habitants qui vont se mobiliser contre des projets
portant atteinte à leur cadre de vie. Cette apparition
d’un « syndicalisme urbain » se caractérise par une
rupture importante avec le syndicalisme social : il ne
s’agit plus de luttes ouvrières ou de luttes dont le
sens serait donné par l’anticapitalisme. Les acteurs
de ces nouveaux mouvements ne s’expriment plus
au nom de la classe ouvrière opprimée, ils formulent
une critique culturelle et un appel à d’autres modes
de prise de décision en matière d’urbanisme,
notamment.
Les milieux populaires et les classes moyennes
intellectuelles identifient des ennemis communs,
les nouveaux ensembles de bureaux et les
nouvelles autoroutes urbaines, mais en regard de
préoccupations divergentes : montée du chômage
et destruction de nombreux logements ouvriers
pour les premiers, déclin de la qualité de vie et
de l’environnement et des services urbains pour
les seconds. Ensemble, ils obtiennent la mise en
place de la procédure de publicité-concertation
qui permet aux citoyens d’intervenir, aujourd’hui
encore, via les enquêtes publiques et les commissions
de concertation sur la délivrance des permis
d’urbanisme.
Attractivité à tout prix
En 1989, la création de la Région bruxelloise répondra
à une volonté de rapprocher son rapport d’usage
de celui de ses habitants. Celle-ci va néanmoins se
heurter à la contradiction du financement de la
Région. Rénover au profit des habitants a un prix
que ceux-ci ne sont pas à même de payer, d’autant
plus que les politiques publiques combinées à une
infrastructure favorisant les mouvements périurbains
continuent d’aspirer les classes moyennes vers la
périphérie.
Pour contrer ce mouvement centrifuge nuisant à son
assise financière, la Région va tenter de capter les
habitants de la classe moyenne en s’orientant vers
un urbanisme de « revitalisation ». C’est le début de
la politique des contrats de quartier. Mais les gains
sanitaires et de confort apportés par ces opérations
de rénovation urbaine seront loin d’être partagés
par tous ceux qui y habitaient jusque-là. En effet,
cette politique s’accompagnera d’un mouvement de
gentrification par une réappropriation résidentielle,
commerciale et culturelle de la ville par les classes
aisées et moyennes. Paradoxalement, ce mouvement
ne s’accompagnera pas d’un enrichissement de
la ville car les jeunes couples aisés avec enfants
continuent, dès qu’ils le peuvent, à fuir la ville.
Dans la foulée du mouvement de revitalisation, le
gouvernement va s’embarquer dans un mouvement
d’attractivité supralocale. En 2007, le gouvernement
bruxellois, jusque-là peu actif dans le développement
de la fibre internationale de Bruxelles, décide de
lancer un Plan de développement international
(PDI), une grande opération de city marketing.
Le PDI est un plan autonome élaboré dans la plus
grande opacité, déconnecté de toute planification
et lignes d’orientations globales, sans aucun statut
hiérarchique et légal. Et pourtant s’y réfèrent
aujourd’hui tous les plans réglementaires ultérieurs :
Plan de mobilité Iris II, projet de Plan régional de
développement, projet de Plan régional d’affectation
du sol (Pras).
Pour résoudre le problème de financement
de la Région, le plan propose plusieurs pistes :
l’accroissement du financement par le fédéral, les
partenariats publics- privés (PPP) avec le risque de
confier la gestion de l’espace public aux acteurs
économiques privés. L’idée de favoriser la dynamique
fiscale en attirant les ménages moyens reste présente.
Ces moyens s’ajoutent à une politique d’accession à
la propriété déjà en oeuvre depuis deux décennies :
près de 4000 logements acquisitifs largement
subsidiés par la Région bruxelloise sont proposés aux
classes moyennes qui continuent pourtant à quitter
la Région, certaines familles bénéficiaires des aides
régionales empochant à la revente une solide plusvalue
leur permettant de s’installer dans la banlieue
verte de Bruxelles.
Pourtant, des groupes de citoyens restent organisés
et défendent âprement l’intégrité de leurs quartiers.
De nombreux dossiers vont provoquer soulèvement
et révoltes de la part des associations et habitants,
notamment ceux du quartier européen et du quartier
Midi. Mais le pouvoir, plus proche physiquement, n’a
pas nécessairement gagné en accessibilité. Les luttes
urbaines semblent même de plus en plus dures à
mener. Sous le verni démocratique, les procédures
de participation initiées par les pouvoirs publics
semblent enserrer les voix citoyennes dans un étau.
Les comités d’habitants, toujours aussi nombreux,
risquent de se dépolitiser et d’adopter une position
de repli sur des enjeux très localistes accroissant la
méfiance des pouvoirs publics à leur égard au nom
du syndrome Nimby.
La politique urbaine a fait de la revalorisation
urbanistique et de l’attractivité internationale de la
ville son cheval de bataille au détriment d’objectifs
plus redistributifs. La demande des comités
d’habitants et associations en faveur du maintien
ou de la restauration des formes traditionnelles
de la ville (respect du patrimoine, rénovation des
quartiers) a obtenu bien plus d’échos du côté des
pouvoirs publics que la demande sociale en faveur
du maintien de la population dans les lieux.
Or les véritables enjeux de réhabilitation visent à
permettre aux habitants des quartiers en difficulté
de faire valoir leurs intérêts et négocier leur place
dans la ville. L’urbanisme ne peut à lui seul résoudre
les problèmes des quartiers en déclin. Il doit être
couplé à la lutte contre l’exclusion économique,
sociale et culturelle, à l’accroissement des services
de proximité. La politique de développement social
urbain peut atténuer les effets de l’exclusion mais ne
peut en éradiquer les causes.
Réengager la politisation
Aujourd’hui, l’État est affaibli de deux manières :
de par la privatisation de ses services publics, qui
le rendent incapable de peser efficacement sur
leurs décisions, mais également par une politique
d’expertise qui confisque les décisions politiques
sous couvert de savoirs soi-disant dépolitisés.
L’État est alors incapable d’arbitrer les intérêts en
place et lâche prise pour laisser l’acteur dominant
défendre son intérêt au détriment de l’intérêt
collectif et des minorités.
Sous l’effet d’un mouvement de dérégulation initié
au début des années quatre-vingt, la plupart des
services publics, comme ceux assurés par la SNCB ou
la Stib, sont aujourd’hui confiés à des parastataux
reliés à l’État ou à la Région par un contrat de
gestion leur laissant une large autonomie dans
leur politique stratégique et tarifaire. Les pouvoirs
publics sont alors affaiblis dans leur capacité à peser
sur ces politiques et à relayer les demandes et besoins
des usagers-citoyens. Ce modèle fixe des critères
d’efficience par rapport aux moyens et le contrôle
du management prend la place de l’évaluation
collective.
L’expertise urbaine est également une source
de confiscation de la parole des citoyens et des
usagers. Elle est devenue le creuset d’un champ de
spécialistes, d’ingénieurs, qui décident par ce biais
de l’organisation et du développement de la ville.
Cette approche technocratique tend à usurper la
décision en présentant ses propres préférences
comme des nécessités. Son discours d’autorité fait
croire que les solutions sont techniques alors qu’elles
sont essentiellement politiques. Le citoyen ordinaire
est écarté de ce débat car considéré comme
incompétent.
La mobilisation des habitants de la rue du
Progrès, menacés d’expropriation par un projet
d’élargissement des voies du chemin de fer, est à
cet égard très intéressante. Aux contraintes des
ingénieurs, les habitants ont opposé leur refus d’une
solution technocratique adoptée pour des raisons de
coût inférieur plutôt que de faisabilité. Un rapport
de force est né de cette opposition, permettant aux
habitants d’initier une négociation (toujours en
cours) pour le relogement des familles qui seront
expulsées par le projet.
Se (re)saisir de l’éducation populaire
L’action des comités de quartier bruxellois s’est
développée parallèlement à l’émergence du concept
d’éducation permanente. Celui-ci trouve son origine
dans celui de l’éducation ouvrière (ou populaire)
orientée vers la formation d’une élite ouvrière en
partant du principe que l’action éducative doit être
faite pour les travailleurs par les travailleurs.
Le concept sera renommé « éducation permanente »
et réorganisé par décret suite à l’adoption du Pacte
culturel et permettra de renforcer l’action culturelle
de nombreuses associations par des subsides publics.
Des associations de luttes urbaines, comme Interenvironnement
Bruxelles, mais aussi les syndicats
bénéficieront de cette manne pour renforcer leur
action.
L’éducation permanente doit permettre de
développer les capacités critiques des citoyens et
leur pouvoir collectif et de comprendre les logiques
sociales qui animent le pouvoir politique. Par sa
réappropriation du débat, elle éloigne le spectre
du « nimbysme ». Les usagers insatisfaits de services
vont progressivement s’intéresser à la qualité de
l’ensemble de l’action publique, à l’intérêt général ou
au bien commun. D’usagers insatisfaits, l’éducation
permanente tend à faire des citoyens actifs.
Vers un droit à la ville
Il y a quelques décennies, la préoccupation
principale des villes était celle de la qualité de vie
dans les zones urbanisées. Mais c’est aujourd’hui « la
capacité politique de la ville à faire société » qui est
en cause. Dans les années 60 et 70, il apparaissait
avant tout important d’améliorer le cadre de vie en
milieu urbain. Il fallait doter la ville d’équipements
collectifs et d’espaces verts et éviter la destruction
de la ville par l’envahissement autoroutier et
tertiaire. Si ces enjeux sont toujours d’actualité, ils
ne peuvent faire l’impasse sur la question sociale. La
ville ne peut exclure certains habitants au profit de
son développement économique ou de la qualité de
vie d’une fraction de l’ensemble.